Un féru d'expérimentation récolte en toute discrétion ses premières morilles
Il préfère taire son nom, ainsi que celui du village fribourgeois où il vit depuis toujours. C’est que notre hôte inaugure sa toute première récolte d’un produit de luxe, encore rare sur le marché suisse: la morille de culture. Contrairement à sa cousine sauvage, qui se récolte au printemps en forêt ou en zone humide, ce champignon pousse sous serre. «Je préfère rester discret pour limiter le risque de vols. De plus, je suis encore en phase d’expérimentation. Moins on en sait pour le moment, mieux c’est», déclare celui qu’on appellera donc par son prénom, Étienne.
Une fois prévenus, nous pouvons tout de même le suivre dans un champ, à la découverte de ses petites protégées, fruits de plus d’un an de travail. Non loin de l’étable, une étonnante serre composée d’arceaux en aluminium souple ondule sous le vent. «Ce modèle de 40 m de long se couche lorsqu’il y a des intempéries, comme la bise, la neige ou les orages, sans s’envoler. Ainsi, elle protège bien les morilles, qui sont très fragiles», explique-t-il en soulevant un grand plastique vert, puis une seconde couche protectrice transparente. «Les voici!» lance-t-il, la mine réjouie, en dévoilant son trésor.
Une souche française
Depuis quelques jours, des chapeaux spongieux sont apparus par centaines sur deux buttes. «Les plus petits sont de la taille d’une goutte d’eau. On les appelle les primordias», dit-il en pointant de minuscules spécimens. En cette saison, la variation de température entre jour et nuit a stimulé leur croissance. Mais le processus a commencé bien plus tôt, en mai dernier, lorsque notre homme a passé la charrue sur la zone pour préparer le terrain.
Première étape: neutraliser le pH du sol, en ajoutant de la chaux, puis en donnant plusieurs coups de herse pour broyer l’herbe. «Ainsi, elle a arrêté de pousser et n’a pas fait concurrence aux futurs champignons.» Il a ensuite fallu planter la souche, soit la variante génétique de l’espèce, au mois de septembre.
Si une majorité vient de Chine, leader mondial de cette culture depuis plus de dix ans, Étienne s’est fourni en France, où ce secteur se développe. «Elle se nomme importuna et a un goût similaire à celles de nos forêts», souligne-t-il. Mais à quoi cela peut-il bien ressembler? «Il s’agit de grains bruns conservés dans un petit pot, appelé pod, qu’il faut planter tous les 50 cm.»
Le producteur
Il y a six ans, ce discret agriculteur fribourgeois a repris la ferme familiale, construite en 1823. Il a arrêté la production laitière pour se concentrer sur la viande de bœuf, qu’il commercialise en vente directe. En parallèle, ce trentenaire est gestionnaire de magasins spécialisés dans les vêtements de travail. «À terme, j’espère pouvoir vivre uniquement de l’agriculture. C’est pour ça que j’essaie des nouveautés. Je n’aime pas faire comme tout le monde», confie-t-il.
Nourrir le mycélium
Une semaine plus tard, des formes blanches arrondies sont apparues, puis se sont étendues sur toute la surface. «Il s’agit du mycélium, soit la partie souterraine des champignons constituée de filaments. Il faut le nourrir avec des céréales conservées dans des sacs troués, qu’on dépose sur la terre, décrit-il, photographies à l’appui. C’est assez surprenant.»
Mais là n’est pas la seule manipulation à effectuer pour faire fructifier ces précieux organismes qui ne supportent pas les produits chimiques. «Il faut surveiller chaque jour le taux d’humidité et la température, grâce à une application sur smartphone. Par temps sec, je dois arroser. Il faut être très rigoureux, mais je ne dévoilerais pas toutes mes techniques», glisse-t-il, malicieux, en découpant au couteau suisse un beau spécimen de plus de 10 cm. «C’est une première, ça me fait quelque chose!»
Ces prochains jours, le trentenaire procédera à une cueillette quotidienne, puis livrera plusieurs restaurants étoilés romands pour des premiers tests, à un prix de plus de 100 francs le kilo. «Je me donne trois ans pour voir si ça prend, je suis confiant. Quand vous reviendrez me voir pour raconter mon succès, je vous livrerai tous mes secrets de fabrication», blague-t-il, en camouflant à nouveau sa culture délicate. Ailleurs en Romandie, une poignée d’autres paysans se sont lancés dans la même entreprise, notamment à Genève. Dans le canton de Fribourg, la Ferme des Planches, à Semsales, en propose en vente directe pour la deuxième année consécutive.
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