Reportage
Tout est bon dans la betterave sucrière, même la terre qui l’enrobe

En automne, les racines convergent par millions vers Aarberg (BE). Avant d’être transformées en sucre, elles sont lavées. La croûte qui les enveloppe est alors récupérée pour devenir la base de nombreux terreaux.

Tout est bon dans la betterave sucrière, même la terre qui l’enrobe

C’est un bâtiment bleu qui se trouve à l’entrée de la sucrerie d’Aarberg, auquel personne ne fait attention. Les tracteurs amenant chaque automne leurs cargaisons passent devant sans jamais s’y arrêter. À l’intérieur, il se déroule pourtant un étonnant recyclage. «Quand les betteraves arrivent ici, elles sont déchargées avec des canons à eau, explique Jacques Robadey, responsable des ventes pour le fabricant de terreaux Ricoter. Elles sont ensuite acheminées dans des tunnels, grâce à la force hydraulique, jusqu’au lieu de stockage. Ce qui nous intéresse, c’est la couche de terre qui les recouvre.» Et cette année, celle-ci s’avère parfois assez épaisse.

Une fois réceptionnées, les récoltes filent sous nos pieds à toute allure, dans un canal rempli d’eau les menant à leur lieu de stockage. Chaque week-end, 12’000 tonnes y sont conservées, afin de faire fonctionner la sucrerie non-stop jusqu’à la reprise des livraisons le lundi matin. Après ce prélavage, les racines passent dans une seconde machine à laver munie d’une bruyante vis sans fin. Elle en nettoie 400 tonnes par heure. L’eau gicle, emportant avec elle ces matières

Rolf Schüpbach et Jacques Robadey de Ricoter.

premières de choix.  La croûte terreuse des betteraves peut représenter jusqu’à 4% de leur poids initial.  Puis cette boue très liquide est déversée par un ingénieux réseau de tuyaux dans un réservoir circulaire construit à l’entrée de l’usine. «Cette terre végétale, c’est de l’or! estime Jacques Robadey. Composée de 25% d’argile, mais aussi de sable et de silice, elle est recyclée dans nos terreaux. Elle représente même parfois 50% de leur composition. Ce serait difficile aujourd’hui d’en trouver en si grande quantité et de telle qualité ailleurs en Suisse.» Sur ses deux sites d’Aarberg et de Frauenfeld – où se trouvent les deux seules sucreries du pays – Ricoter revalorise chaque année 40’000 mètres cubes de terre végétale, issue de champs de l’ensemble du pays.

Elle n’a toutefois pas toujours été récupérée dans ce but. Pendant des années, ces boues ont été déposées sur des champs en bordure de l’Aar, qui coule à proximité de l’usine, pour accroître la surface des parcelles cultivables, ou combler des dépressions au milieu des champs. C’est finalement en 1977 que d’importantes réflexions ont eu lieu afin de trouver un moyen de mettre en valeur cette matière première, plutôt que de s’en débarrasser. L’entreprise Ricoter (ndlr: dont le nom est une contraction de Rinde, soit écorce, compost et terre) naît dans la foulée: ses fondateurs, des pionniers, ont l’idée de créer des terreaux. Il leur faudra quatre ans pour y parvenir. En 1983, ils en écoulent 8000 mètres cubes. Aujourd’hui, la firme devenue leader sur le marché helvétique en commercialise 300‘000 d’une cinquantaine de sortes différentes.

Pressée comme du jus de fruits
Le processus n’a eu de cesse de s’améliorer, à tel point que le site d’Aarberg semble aujourd’hui quelque peu étriqué. Avant de se retrouver en sachets ou en big bags, la terre est extraite de l’eau, dans un bassin à l’aspect peu ragoutant, où flottent des amas grisâtres. «La mousse à la surface est un floculant qui précipite la terre au fond de l’eau, détaille Jacques Robadey, qui maintient une partie du procédé secret. La boue passe ensuite dans un entonnoir installé au fond du bassin et est amenée jusque dans le bâtiment bleu à l’entrée du site.»

De grands pressoirs horizontaux extraient alors l’eau, sur le modèle de ce qui se fait pour tirer le jus des fruits. Puis la terre est acheminée sur un tapis roulant dans les locaux de Ricoter, en face de la sucrerie, dont elle est devenue société-fille en 2014. «La matière récupérée contient encore une infime partie de pulpe de betterave. Elle fume encore un peu. Nous devons la travailler trois ou quatre fois pour casser les amas argileux qui se forment et la rendre légère», précise Jacques Robadey. «Depuis que l’on a couvert le stock avec un toit et en arrêtant d’utiliser notre four à gaz pour la sécher, on a diminué nos émissions de CO2 de 97%, ajoute Rolf Schüpbach, responsable marketing de la marque. Ce gaz, que la terre contient naturellement, lui permet notamment de sécher.»

Valorisation à gogo
D’autres matières sont aussi recyclées en terreau. Sur le site de Ricoter, de nombreux déchets issus de l’industrie attendent ainsi d’être transformés. Afin de remplacer autant que possible la tourbe, l’entreprise utilise par exemple de la fibre de bois. Les écorces d’épicéa de plusieurs scieries du pays sont également changées en compost. Les fèves de cacao d’un chocolatier font partie de l’assortiment, alors que la chaux utilisée pour extraire le sucre des betteraves est revendue afin d’être épandue sur les terres arables, une fois séchée, dans le but de corriger leur pH. La pulpe des racines, pressée et hachée, sert quant à elle de fourrage pour le bétail, alors que les eaux usées sont traitées sur place, dans une installation de biogaz puis dans une station d’épuration biologique. «Cette production et la valorisation de cette filière (ndlr: l’an dernier, 102‘000 tonnes de sucre ont été fabriquées à Aarberg) sont uniques au monde», conclut Jacques Robadey.

+ d’infos www.ricoter.ch

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Pierre-Yves Massot

Une teneur en sucre dans la norme

Depuis le début de la campagne 2022, la sucrerie d’Aarberg a déjà réceptionné 333700 tonnes de betteraves et celle de Frauenfeld 293’400 tonnes, indique Sucre Suisse dans son rapport datant du 8 novembre. Leur teneur en sucre moyenne atteint 15%, contre 15,7% pour celles traitées à Frauenfeld. «Après le retour des précipitations, la tare totale s’est accrue par rapport à la deuxième moitié du mois d’octobre, ajoute la faîtière. Les valeurs moyennes étaient de 7,3% à Frauenfeld et de 8,2% à Aarberg.» Les professionnels craignent toutefois que les racines se gâtent une fois extirpées de terre, si les températures restent aussi clémentes d’ici à la fin de la campagne, à la mi-décembre. Sucre Suisse recommande donc aux planteurs de renoncer à des arrachages trop précoces, le stockage des betteraves dans le sol étant la meilleure solution afin d’éviter une potentielle prolifération de pourriture.

+ d’infos www.sucre.ch