Décryptage
Un espace d’écoute et de prévention pour échanger autour de l’addiction

Pour la troisième fois, Prométerre a organisé une journée de sensibilisation sur la problématique de l’alcool dans le monde paysan. Témoignages et reportage dans les locaux d’Agrilogie Grange-Verney (VD).

Un espace d’écoute et de prévention pour échanger autour de l’addiction

«J’ai toujours été un bon vivant. Comme plein de copains, j’ai commencé à boire à l’adolescence avec les potes de la Jeunesse. Longtemps, ça a été festif. Et puis un peu moins. Jusqu’à ce que je me mette à décapsuler ma première bière au lit. Mon ex-copine travaillait de nuit et, quand elle rentrait à 7 h du matin, c’était croissants et Corona.» Dans cette salle d’Agrilogie Grange-Verney, à Moudon (VD), Serge* évoque sans tabous son expérience. Comme une dizaine d’autres personnes, cet agriculteur vaudois de 35 ans participe à la troisième journée de sensibilisation sur les risques liés à l’abus d’alcool proposée par Prométerre. «Avec l’aumônerie, nous avons décidé de mettre en place ces réunions après avoir pris conscience de la problématique dans certaines situations de suivis», explique Béatrice Manceau, responsable de la journée et collaboratrice auprès de Proconseil.

4% de la population concernée
La séance est animée par deux intervenantes de la Fondation vaudoise contre l’alcoolisme (FVA). «L’objectif aujourd’hui est d’informer les gens, de faire connaître le réseau de soins et d’inviter chacun à questionner son rapport à l’alcool. Car c’est un produit très valorisé dans notre société. Le vin fait partie de notre terroir, d’un savoir-faire et d’une forme de convivialité qui rendent parfois floue la frontière entre consommation récréative et problématique», explique Rose-Marie Notz, chargée de projet à la FVA.

Selon Addiction Suisse, 250’000 individus souffrent d’une dépendance à l’alcool dans notre pays, soit environ 4% de la population de plus de 15 ans. Et le monde paysan n’est pas épargné, même si aucun profil socioprofessionnel ne se révèle davantage touché qu’un autre, comme le rappelle Rose-Marie Notz: «On trouve des personnes vulnérables dans tous les milieux, de l’agriculteur au banquier, bien que certains facteurs comme la disponibilité de l’alcool, le stress ou l’anxiété puissent constituer des terrains favorables.»

Serge confie avoir plongé après des difficultés professionnelles. «Au moment de succéder à mon père sur l’exploitation familiale, j’avais plein de projets et d’envies. Mais je me suis heurté à l’administration, à la paperasse, aux mises à l’enquête qui n’avançaient pas. La reprise a mis un an et demi pour se finaliser, les finances n’ont pas suivi et les problèmes ont commencé. D’autant qu’à cette même période j’étais en bisbille avec ma mère. Ça a été la goutte d’eau et j’ai craqué», détaille le Vaudois. Aujourd’hui à la tête d’un domaine de 20 hectares avec des vaches et des brebis allaitantes, il raconte que l’alcool a d’abord été un moyen de tenir et d’oublier ses ennuis, avant de ne plus réussir à gérer sa consommation. «Quand j’ai touché le fond, j’étais à 6 litres de bière par jour en moyenne. Il m’est arrivé de botteler en talus avec 2 pour mille. Je me levais à 10 h du matin et m’effondrais à 16 h sur mon canapé. J’avais habitué mon bétail à ces horaires, je chargeais les mangeoires afin que les animaux aient suffisamment de nourriture. Si j’avais eu une exploitation laitière, j’aurais fait faillite», dit Serge.

En février 2022, c’est la prise de conscience et il trouve le courage d’appeler une amie infirmière. «J’arrive aujourd’hui à dire que je suis alcoolique. C’est un mot qui fait peur et que je ne prononce pas forcément devant tout le monde, mais c’est une réalité.» Suivi depuis un an par un médecin et un psychologue, Serge a été abstinent pendant quatre mois, avant de retoucher à une bouteille. «J’ai diminué ma consommation par deux. Il s’agit déjà d’une petite victoire, même si j’aimerais pouvoir m’en tenir à un litre par jour. C’est un long chemin.»

Demander de l’aide
Cette épreuve, Abigaël*, abstinente depuis sept ans, l’a traversée. Si cette épouse d’agriculteur a souhaité participer à la rencontre, c’est pour partager son expérience. «Et dire aussi qu’une personne dépendante ne peut pas s’en sortir sans aide. Lorsqu’on est accro, imaginer le reste de sa vie sans alcool paraît insurmontable. J’avais appris en thérapie à me fixer des objectifs à 24 heures.» La quadragénaire reconnaît avoir toujours eu un souci avec sa consommation, parle de ces lendemains d’excès où elle se sentait souvent honteuse. «Dans le milieu paysan, les tentations sont nombreuses et il n’est pas toujours facile de refuser un verre, surtout avec l’ancienne génération qui débouche volontiers l’apéro.»

Longtemps pourtant, Abigaël considérait avoir un rapport à l’alcool festif et joyeux. Jusqu’au décès de son père survenu en 2014. «Son départ a été un véritable cataclysme. À partir de là, j’ai bu quotidiennement et je me suis mise à planquer mes bouteilles dans l’armoire.» Son époux et leurs enfants se rendent compte du problème et tentent de la soutenir, mais se sentent vite désemparés. La Vaudoise continue de sombrer, jusqu’à tenter de mettre fin à ses jours. C’est l’électrochoc. Elle entreprend une première cure, puis une deuxième. Il lui en faudra quatre pour s’en sortir. «Ma famille a été très soutenante. Ma maman s’est occupée des enfants lorsque j’étais absente. Aujourd’hui, après sept ans sans alcool, j’ai retrouvé la joie de vivre et de me lever le matin avec l’esprit clair. Je me rappelle chaque jour la chance que j’ai de ne pas avoir tout perdu. Mon mari est resté et nous avons retrouvé une vie de famille.»

Les proches souffrent aussi
Dans un contexte de dépendance, les membres de l’entourage sont souvent des victimes silencieuses. Dans la salle, Pierre* témoigne à son tour. Ce vigneron quinquagénaire est là en tant que proche aidant. «L’un de mes amis boit depuis des années. Ses enfants m’ont confié leur souffrance de voir leur père ivre et ont décidé de l’éviter. Je l’ai vu boire six bouteilles de blanc à lui tout seul en une soirée. J’ai souvent tenté de lui parler, mais il n’entend pas. Pourtant, cela aurait été une bonne occasion qu’il vienne avec moi aujourd’hui. Parce que je peux comprendre que certains paysans se sentent démunis. Quand on a du bétail et qu’on bosse 60 heures par semaine, on n’a pas toujours la force de prendre sa voiture pour aller en ville raconter sa vie à un psy qui ne comprend rien à votre réalité», lâche-t-il avec émotion.

Avec ces journées de sensibilisation, Prométerre permet aussi de créer un pont entre ces deux mondes. Une vingtaine de participants y ont déjà pris part et une prochaine réunion est d’ores et déjà prévue en juin.

* Prénoms d’emprunt

+ d’infos «Alcool, tous concernés?», prochaine réunion ouverte à tous et gratuite le 6 juin 2023 dans l’après-midi à Noville (VD). Inscriptions sur www.prometerre.ch/formations

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): Adobe Stock

Des structures à contacter au besoin

Les réunions «Alcool, tous concernés?» organisées par Proconseil offrent l’opportunité de s’interroger sur sa propre consommation. Quelles que soient les questions, des contacts pour soi ou pour d’autres peuvent être pris avec l’aumônerie du monde agricole (079 614 66 13) ou la cellule Agridiff (021 614 24 17 ou agridiff@prometerre.ch). En dehors du milieu paysan, de nombreuses structures permettent aussi de trouver de l’aide. Le site internet de la Centrale nationale de coordination des addictions recense les adresses et lieux d’accompagnement disponibles dans chaque canton: www.infodrog.ch/fr. Addiction Suisse propose également de la documentation et différents liens pour soutenir les proches (dont les enfants de parents dépendants) et a créé le site www.proches-et-addiction.ch.