Jardin
Un jardinier vaudois et un citadin turc cultivent l’amitié au potager

En Romandie, de nombreux migrants partagent une parcelle avec des habitants de la même localité, grâce à l’Entraide protestante suisse. Nous leur rendons visite cet été. Deuxième épisode de notre série d'été, à Bex.

Un jardinier vaudois et un citadin turc cultivent l’amitié au potager

Voici l’histoire d’un jardinier professionnel vaudois désireux de partager son savoir-faire et d’un citadin turc récemment arrivé en Suisse qui ne demandait qu’à apprendre. Il y a deux ans, leurs routes se sont croisées, pour ne plus se quitter. Depuis, Albin Masson et Ertuğrul Haberdar se retrouvent chaque semaine au jardin de la cure, à Bex (VD), dans le cadre des «Nouveaux jardins» de l’Entraide protestante suisse (EPER). Ce projet met en lien des migrants souhaitant cultiver un lopin de terre avec une personne habitant au sein de la même localité depuis plus longtemps (voir ci-dessous). Ce matin, comme à leur habitude, les deux hommes se saluent chaleureusement. Mais avant de se mettre au travail, ils s’installent à l’ombre d’un arbre afin de nous partager leur récit.

Originaire d’Écublens (VD), Albin Masson a étudié à l’École d’horticulture de Lullier (GE), puis a travaillé de nombreuses années en tant que jardinier, pour des particuliers et des communes. Fraîchement retraité, ce petit-fils de maraîcher habite à Bex depuis presque trente ans, où il s’occupe d’un grand potager, de poules et de lapins, ainsi que d’une châtaigneraie. Il est aussi membre de la paroisse protestante, grâce à laquelle il a connu l’EPER. En 2016, il a proposé de mettre à disposition un écrin de verdure au pied de l’église afin d’accueillir le projet. «J’étais curieux de découvrir d’autres manières de jardiner, mais également de m’ouvrir à des personnes de divers horizons. Depuis, des liens forts se sont créés», raconte-t-il, porté par le tintement du clocher et le regard attendri de son collègue.

 

Confidences et apprentissage

Ertuğrul Haberdar, lui, a grandi en Turquie, d’abord à Istanbul puis à Izmir, au bord de la mer. Ingénieur en électronique, il travaillait sur les bateaux jusqu’à ce que la situation politique du pays et les dérives dictatoriales du régime le poussent à fuir. «Plusieurs amis avaient été emprisonnés. Je ne pouvais plus exercer ma profession. Il n’y avait plus d’avenir pour ma famille, et cette situation terrible continue pour les habitants qui sont restés», déplore celui qui est arrivé en Suisse il y trois ans, avant d’être rejoint par son épouse, institutrice de métier, et leurs deux enfants. Après plusieurs stages, le trentenaire a commencé un cursus d’ingénieur en électronique à Yverdon-les-Bains (VD), dans le but d’obtenir un équivalent de son diplôme turc. «Mais j’ai dû abandonner au bout d’un mois. Avec mes difficultés en français et les trajets quotidiens, c’était trop lourd.» À la prochaine rentrée, il se lancera dans une formation professionnelle accélérée d’électronicien, afin d’acquérir un CFC en deux ans. «Même si c’est un métier moins qualifié, cela devrait me permettre de trouver plus facilement un travail», espère-t-il.

Et le jardin dans tout ça? «Ça me plaisait bien, mais je n’y connaissais pas grand-chose!» lance celui qui a toujours vécu en ville. L’envie de rencontrer des habitants, voilà ce qui l’a motivé avant tout à s’inscrire. «Quand je suis arrivé en Suisse, tout le monde était confiné à cause de la pandémie. J’apprenais le français sur internet dans ma chambre. Je me sentais seul, j’avais besoin de parler», relève-t-il, épaulé ponctuellement par son acolyte qui l’aide à trouver ses mots. «Ici, j’ai rencontré des gens avenants avec qui j’ai pu discuter sans crainte. C’est comme une thérapie. Quant à Albin, il est devenu un confident et un véritable professeur de jardinage!»

 

Du persil pour le taboulé

Il est vrai que leur parcelle d’une dizaine de mètres carrés a fière allure, avec ses buttes de permaculture recouvertes de paillage. «Au début, Ertuğrul avait la mauvaise habitude de marcher sur les plates-bandes, alors nous avons créé des petits chemins en pierre, explique Albin Masson, en se moquant gentiment de son ami. On a également fabriqué du purin d’ortie, collecté l’eau de pluie sur le toit et choisi ensemble quelles variétés on voulait planter.» Cette année, le duo a déjà récolté salades, pommes de terre, courgettes, radis et fraises, ainsi que beaucoup de persil, ingrédient indispensable à la cuisine turque. «On en met partout, notamment dans le taboulé. Je suis ravi d’en avoir ici, car ça coûte cher en supermarché», souligne le jeune homme. Il peut aussi compter sur la générosité d’Albin, qui multiplie les graines et fournit chaque année des plantons pour toute la communauté.

Le reste de l’année, les deux compères aiment se retrouver en dehors du jardin, que ce soit pour fêter la fin du ramadan autour d’un grand repas ou déguster une brisolée l’automne venu, en réunissant leurs proches. «Lors du décès de ma maman, Ertuğrul est même venu me rendre visite pour porter le deuil, accompagné de sa famille et d’autres migrants. Ça m’a beaucoup touché», souffle Albin, encore ému. Moments plus festifs, la dizaine de tandems du jardin se réunissent également plusieurs fois par an pour faire découvrir les plats de leur pays d’origine, de l’Érythrée à la Syrie en passant par l’Afghanistan. «Moi, on m’avait dit que c’était un buffet canadien alors j’ai essayé de cuisiner une sorte de poutine. Tout le monde a bien rigolé», s’esclaffe encore le Bellerin d’adoption.

Trêve de plaisanterie. Au programme de la journée: arroser et désherber. Motivé, le binôme se met au travail, se réjouissant de cueillir tomates, poivrons et piments, ainsi que de continuer de partager les fruits de leur travail, leurs rêves et leurs tourments.

 

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Mathieu Rod

Dans sept villes

Chaque année dès le printemps, les habitants des villes de Lausanne, Genève, Meyrin, Vernier, Neuchâtel, Bex et Yverdon-les-Bains peuvent bénéficier d’une parcelle à cultiver avec une personne migrante. Le projet «Nouveaux Jardins», qui a été lancé en 2011 par l’Entraide protestante suisse (EPER), a pour but de favoriser l’intégration sociale et d’encourager la pratique du français, en mettant en place une activité saine. En complément, l’EPER organise l’action «Ouvre ton jardin!» depuis 2018, offrant la possibilité à des volontaires ayant un potager à leur domicile de le prêter à des personnes arrivées depuis peu en Suisse. En 2022, 299 personnes de 32 nationalités ont pris part à ces deux programmes.