Reportage
Un sapin veille depuis près de 300 ans sur la forêt de Couvet 

Dans le Val-de-Travers (NE), ce conifère âgé de 276 ans et culminant à 58 mètres de haut est le plus grand de son espèce en Suisse. Des mensurations hors normes qui lui valent son titre de président depuis le siècle dernier.

Un sapin veille depuis près de 300 ans sur la forêt de Couvet 

Il aura suffi de quelques flocons durant la nuit pour plonger la forêt de Couvet (NE) dans son décor hivernal. En ce début décembre, nous y retrouvons Claude-André Montandon, sylviculteur et garde forestier depuis vingt-trois ans dans le Val-de-Travers. L’homme nous emmène à la découverte du géant des lieux, son bien nommé sapin président. «Le voilà, notre vieux monsieur échevelé», indique-t-il après une courte marche. Impérial, le conifère domine ce royaume boisé à perte de vue. Avec son tronc de 150 cm de diamètre et sa couronne d’aiguilles un rien dégarnie, le spécimen affiche l’âge respectable de 276 ans. Mais c’est bien sa taille spectaculaire qui lui a valu d’être consacré président au milieu des années 1960. «Du haut de ses 58 mètres, c’est le plus grand sapin blanc de Suisse, voire probablement d’Europe», poursuit Claude-André Montandon non sans une pointe de fierté. Un record tenu à jour grâce à un survol par avion qui permet de calculer sa croissance au moyen d’un laser.

Mais ces mensurations hors norme ne représentent pas le seul atout de ce colosse végétal d’exception. «Cet arbre possède un fût très cylindrique, soit un tronc propre et régulier, qui lui confère un volume particulièrement imposant, estimé à près de 30 mètres cubes. Un seul camion ne suffirait pas à le transporter», poursuit le garde forestier.

Sa graine aurait germé en 1744
Pas question, toutefois, de l’abattre. Son statut de président lui assure une protection éternelle. Épargné par les tronçonneuses, le conifère n’en demeure pas moins sujet à d’autres dangers. «Sa cime au-dessus des autres l’expose particulièrement à la foudre. En prenant de l’âge, il risque également de s’affaiblir et de devenir plus vulnérable face aux attaques d’insectes et aux maladies», explique Claude-André Montandon. Car, tout président qu’il est, ce sapin ne bénéficie d’aucun soin particulier, à l’instar de ses autres congénères.

À Couvet, c’est pourtant lui qu’on vient admirer. Son statut et ses dimensions uniques attirent de nombreux curieux, et le vieux conifère a vu défiler plusieurs générations d’enfants de la région. «Cet arbre possède une valeur patrimoniale incontestable. C’est une véritable cathédrale, renchérit Claude-André Montandon avec émotion. En près de trois siècles de vie, il a affronté des tempêtes, des épisodes de sécheresse, des invasions d’insectes. Et pourtant il est toujours là, solidement ancré dans le sol. Imaginez le nombre de forestiers qu’il a vu passer. Cette traversée du temps nous rappelle à quel point nous, humains, sommes éphémères…» Sa graine aurait germé en 1744. Une date estimée grâce à l’analyse d’un autre sapin blanc situé deux mètres plus loin et abattu en 1964. «Les spécialistes ont pu calculer avec précision sa hauteur, son volume et son âge, en comptant ses cernes. Il est donc apparu que cet arbre voisin avait 220 ans exactement en 1964. Or, tout porte à croire qu’il provenait de la même source de germination que notre président.»

Un terrain propice à l’espèce
À l’époque, c’est d’ailleurs pour permettre à ce dernier de poursuivre sa croissance que son concurrent a été abattu. «On compte généralement huit mètres de distance entre deux sapins blancs pour qu’ils puissent s’épanouir pleinement, la taille de leur système racinaire étant proportionnelle à la masse de leurs branches.» Une structure tentaculaire performante qui explique aussi le secret de longévité de ces conifères. «Leurs racines en pivot sont capables de pénétrer toutes les couches du sol pour atteindre l’eau en profondeur.» Mais si l’essence se plaît tellement dans cette forêt, c’est aussi que cette dernière possède des conditions stationnelles optimales pour le développement du sapin. «Le bas de côte du Val-de-Travers, qui s’étend de Noiraigue jusqu’au village de Buttes, se situe à une altitude idéale de 750 mètres, et la pluviométrie assure des apports en eau réguliers tout au long de l’année. La région possède également des zones rocheuses qui alimentent le replat, offrant un sol particulièrement riche et profond. Le destin de notre président est donc lié en grande partie à ce terrain favorable», explique le garde forestier.

Son successeur est déjà désigné
À quelques encablures du célèbre sapin blanc s’en dresse d’ailleurs un autre aux mensurations tout aussi prometteuses. À tel point que les forestiers lui ont décerné le titre officieux de vice-président. Un futur successeur tout trouvé pour son aîné. Mais, avec une espérance de vie pouvant atteindre 400 ans, pas sûr que l’actuel président de la forêt de Couvet accepte de lui céder sa place de sitôt.

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): Guillaume Perret/Lundi 13

De nombreux arbres distingués

En hommage à leur taille imposante, leur grand âge ou leur histoire singulière, plusieurs arbres de Suisse romande se sont vu décerner le titre de président. En dehors de Couvet, le canton de Neuchâtel en possède notamment dans ses forêts de La Sagne et de La Chaux-de-Fonds. Côté vaudois, les bois du Jorat ont quant à eux décerné ce titre à un sapin vieux de près de 300 ans et haut d’une cinquantaine de mètres. Victime de plusieurs foudroiements, le conifère a toutefois dû être élagué par mesure de sécurité. Dans la forêt de Caux, sur les hauteurs de Montreux, cet honneur est revenu à un sapin de Douglas centenaire de plus de 53 mètres, originaire d’Amérique du Nord. Réputée pour la richesse de ses vieux arbres, la commune de Baulmes (VD) a pour sa part consacré un chêne né en même temps que le canton de Vaud. Mais c’est sans doute le destin de son sapin président, dans la forêt de la Limasse, qui a fait couler le plus d’encre. L’arbre vieux de 300 ans et mesurant 44 mètres s’était vu destituer de son trône pour être remplacé par un concurrent plus haut. Destiné à être abattu en 2009, l’ancien géant a finalement été sauvé de la tronçonneuse par un collectif de citoyens qui n’avaient alors pas hésité à bloquer son accès. Mais fin 2014, il est retrouvé vandalisé, le tronc lacéré de profondes entailles. Condamné, le géant s’est effondré cinq ans plus tard, dans la nuit du 22 au 23 décembre 2019.

Forêt jardinée

En 1881, sous l’impulsion du sylviculteur neuchâtelois Henry Bioley, Val-de-Travers fut la première commune de Suisse à pratiquer la forêt jardinée. Contrairement à ce que son nom laisse supposer, ce modèle est très peu interventionniste. À l’inverse d’une forêt régulière, où tous les arbres sont plantés puis coupés en même temps, dans le modèle jardiné, ils se régénèrent par voie naturelle, sans aucune plantation. Le système se caractérise par un mélange d’arbres de tous âges et de toutes dimensions, dans lequel chaque spécimen est prélevé individuellement lorsqu’il arrive à maturité, de manière à maintenir en permanence un équilibre.